Rollon, le chef viking qui fonda la Normandie - Pierre Bouet (compte-rendu)

L’ouvrage, objet de ce compte-rendu, s’intéresse à Rollon, le chef viking qui fonda la Normandie[1]. Publié chez Tallandier en 2016, nous voulions vous faire découvrir ce livre afin de vous présenter un des travaux les plus récents concernant à la fois la figure historique et légendaire que représente Rollon, pour la Seine-Maritime et la Normandie en général, mais également le monde viking dans son ensemble. En effet, bien que Rollon soit au centre du récit, il est également un prétexte pour s’aventurer dans la société scandinave aux multiples facettes. L’auteur part ainsi des premiers raids vikings (fin du VIIIe siècle), alors que Rollon n’est pas encore de ce monde, pour finir son ouvrage avec les débuts du duché de Normandie où les successeurs du chef viking ont bien pris soin de construire le mythe de leur aïeul. Ce sont les résultats d’une quête à la vérité historique, éternellement insaisissable, que nous propose l’auteur. 

Concernant ce dernier, Pierre Bouet a longtemps enseigné le latin médiéval à l’université de Caen, de 1971 à 2002. Spécialiste de la Normandie médiévale et du monde anglo-normand, il est aujourd’hui maître de conférences honoraire à l’université de Caen et directeur honoraire de l’Office universitaire d'études normandes (OUEN). Il est notamment l’auteur de Hastings, 14 octobre 1066[2] (2010) ou encore de Guillaume le Conquérant et les Normands au XIe siècle[3] (2000). Il n’est donc pas étonnant qu’il propose un livre sur le chef viking à l’origine du duché de Normandie qu’il connaît si bien. 

L’ouvrage fait 224 pages et comporte, à sa fin, des annexes avec différents arbres généalogiques. On retrouve bien sûr également la bibliographie avec les différentes sources et principales études qui ont permis d’accomplir ce travail. À noter que vous trouverez les notes de l’ouvrage à la fin de celui-ci ainsi qu’une table des illustrations. Concernant la structure du développement composée de huit chapitres, elle suit plutôt une logique chronologique : l’auteur commence tout d’abord par faire le récit des premiers raids vikings et de la société scandinave (chapitre 1) avant de vraiment s’intéresser à Rollon en abordant ses origines (chapitre 2). Il relate ensuite les “dévastations de Rollon” réalisées avant le traité de Saint-Clair-sur-Epte (chapitre 3), ce dernier étant le sujet du chapitre suivant (chapitre 4). Il s’agit ensuite de s’intéresser à l’installation des “Normands” sur leur nouveau territoire en abordant tout d’abord “la difficile conversion des Vikings au christianisme” (chapitre 5), les indices de la présence viking en Normandie (chapitre 6) avant de détailler “les débuts difficiles du duché de Normandie” jusqu’en 933 (chapitre 7). Le dernier chapitre est réservé à l’explication de la construction du mythe Rollon à travers ses successeurs. Dans ce compte-rendu, nous ne pourrons pas être exhaustifs concernant les informations que nous livre l’auteur. C’est pour cela que nous essayerons de nous concentrer sur ce qui est intéressant à l’échelle de la Seine-Maritime. 

 

L’auteur commence donc par faire le récit des raids vikings avant même la naissance de Rollon : “Quand il naît vers 850-860, il y a déjà quelques décennies que les Scandinaves ont engagé de nombreuses expéditions vers les îles britanniques et les côtes occidentales de l’Europe”. Pierre Bouet définit plusieurs grandes phases dans l’histoire des raids vikings. Il explique que les premières tentatives se sont réalisées entre les années 780 et 840. Durant cette période, les Vikings n’ont pas réalisé d’opérations de grandes envergures se contentant d’attaquer des lieux précis comme des édifices religieux (monastères, églises) ou des villes voire des châteaux en quête de précieux butins. Face à cette nouvelle menace, Charlemagne décide la mise en place d’un dispositif défensif, constitué de postes de guetteurs et d’une flotte, sur les côtes de la Manche. Cette démarche impériale se révèle d’un grand secours et efficace pour la future Normandie avant que des grands raids, à partir de 840, ne changent la donne. En effet, l’Empire carolingien n’a plus la grandeur du temps de Charlemagne et sombre dans une crise interne permettant aux Scandinaves d’exploiter ses nouvelles faiblesses. Ces attaques d’une nouvelle ampleur sont très bien décrites par les annales des différents monastères, Pierre Bouet expose un passage des Annales de Fontenelle de l’an 841 pour prouver la présence viking dans l’actuel Seine-Maritime : 

 

“l’an de l’incarnation du Seigneur 841 arrivèrent les Normands, sous les ordres d’Oskar. Le 14 mai, ils incendièrent la ville de Rouen, qu’ils quittèrent le 16. Le 24 mai, ils mirent le feu au monastère de Jumièges. Le 25 mai, celui de Fontenelle [Saint-Wandrille] échappa à la ruine en payant un tribut de six livres.” 

 

Pierre Bouet mentionne ensuite d’autres raids commis par d’autres chefs vikings tel que Ragnarr Lodhbrock qui, en 845, avec 120 navires et 5 000 hommes s'installe à Rouen pour ensuite lancer ses différentes expéditions dont une sur Paris. Mais l’auteur explique que c’est surtout durant six années (856-862) que la Neustrie subit le plus de malheurs de la part des envahisseurs scandinaves devant un pouvoir franc impuissant à l’image de Charles le Chauve ne parvenant pas à déloger “les Vikings solidement retranchés dans l’île d’Oscelle (vraisemblablement Oissel)”. Le roi des Francs fut forcé de faire appel à un autre chef viking, Weland, qui, contre une somme d’argent, chassa ses congénères. À partir de 862 et jusqu’en 880, la Neustrie connut une accalmie suite à une réaction sérieuse de Charles le Chauve qui confia la défense de ce territoire à son vassal Robert le Fort. De plus, il “fit restaurer les murailles de grandes cités comme Rouen” et mis en place un système défensif destiné à empêcher de remonter la Seine notamment à l’aide de ponts fortifiés. Il faudra attendre les années 880 et notamment 885 pour revoir sur la Seine une excursion viking d’importance, cette dernière posant même le siège à Paris à la fin de l’année. Après avoir détaillé ces différentes phases, l’auteur souhaite revenir sur la société scandinave en abordant plusieurs facettes : tout d’abord sur le sens que peut porter le mot “viking” puis s’intéresse à la vie matérielle, à la société, à la religion, à la tactique, aux runes et aux activités commerciales de ce monde scandinave. Concernant le dernier aspect, il précise que Rouen, avec Londres, fut un “des centres où les Vikings venaient vendre le produit de leurs pillages”. Enfin, il s’arrête sur ce qui a sans doute été “l’arme absolue” (Régis Boyer, spécialiste du monde viking) de l’expansion viking : le navire, qu’il soit de guerre ou de transport. Il revient ensuite sur les nombreuses causes qui ont poussé ces hommes du nord à partir à l’aventure. Car elles sont multiples : surpopulation, réponse aux agressions de Charlemagne puis motivé par l’impuissance de ses successeurs, renforcement du pouvoir central en Scandinavie, mais aussi bien sûr la quête de gloire et d’or passant du commerce au pillage. Citant Lucien Musset, l’auteur rappelle que le trafic d’esclaves était une source très lucrative pour les Vikings et que Rouen fut célèbre pour son marché à esclaves. Pierre Bouet conclut qu’ “il n’existe donc pas une cause unique et profonde pour expliquer trois siècles d’expéditions et de dévastations”. À noter que du côté Franc, on expliquait ces invasions comme étant un châtiment divin où les Normands auraient été le bras vengeur de Dieu. Après avoir présenté le contexte de l’époque, il s’agissait ensuite de présenter “l’origine de Rollon”.  

Rollon : danois ou norvégien ? Cette question a longtemps et continue toujours de créer de nombreux débats entre les médiévistes. Pierre Bouet rappelle néanmoins que cette question peut sembler anachronique : “un tel débat ignorait les réalités politiques et géographiques du monde scandinave du IXe siècle. Les Royaumes danois, norvégien et suédois n’étaient pas encore bien différenciés [...]. Tous les Scandinaves parlaient la même langue, le norrois”. Il relate ensuite la version de Dudon sur l’origine de Rollon : fils d’un roi Viking, il serait parti de Scandinavie après avoir affronté un autre chef viking voulant usurper ses terres après la mort de son père. Le frère de Rollon décède dans ces affrontements et ce dernier est obligé de fuir avec les survivants. En croisant les différentes sources à sa disposition, l’auteur affirme que Rollon a vraisemblablement été d’origine norvégienne. “On pourrait s’étonner que les Danois, principaux colonisateurs de la future Normandie, se soient choisi un chef d’origine norvégienne. Mais au IXe siècle, les différences de nationalité étaient mineures et donc importaient peu”. Quant à la date de naissance de Rollon, il estime qu’il est né entre les années 850 et 860. Entre cette date et le traité de Saint-Clair-sur-Epte en 911, ce chef viking eut tout le loisir de dévaster le monde franc. 

L’auteur souhaite cependant séparer le mythe de la réalité historique. Il rappelle que Dudon produit son œuvre historique dans le contexte d’une demande ducale dans l’objectif de glorifier le fondateur du duché : “il entendait bien le mettre au premier plan, sous les feux de la rampe, en occultant sans scrupule les responsabilités des autres participants et surtout des véritables chefs”. Pierre Bouet définit ainsi les différentes étapes du parcours de Rollon. La première le mène de la Norvège jusqu’en Angleterre. De l’Angleterre, et renforcé par des Anglo-saxons, il organise des expéditions en Frise et en Lotharingie. L’importante présence anglaise dans son armée se confirme lorsqu’on observe par exemple la toponymie des lieux en Seine-Maritime où on retrouve des noms anglo-saxons comme c’est le cas par exemple pour Dénestanville (Dunstan) ou pour Vénestanville (Wynstan). La date de la première arrivée de Rollon à Rouen n’est pas certaine, cela pourrait très bien être vers 886, mais également à une date plus tardive ou au contraire plus précoce. Dudon expose Rollon comme un chef viking traitant avec les habitants et l’archevêque de Rouen qui lui demandent d’assurer leur sécurité, mais aucune source ne permet de confirmer cette information. De plus, les Vikings n’occupent pas Rouen de façon permanente puisque les fouilles archéologiques, entreprises par Jacques Le Maho, ont montré que Rouen était bien une ville sous contrôle franque entre 889 et 906. Ce qui est sûr néanmoins, c’est que Rollon a une connaissance précise du monde franc en 911, preuve qu’il était présent sur le territoire depuis plusieurs années. De plus, le fait que les hautes autorités du royaume de France négocient avec lui montre qu’il est une personnalité politique importante à ce moment-là, ce qui n’était peut-être pas le cas quelques dizaines années auparavant. Des zones d’ombre persistent donc concernant le rôle qu’a pu jouer Rollon avant 911 et les liens qu’il a entretenu avec la ville de Rouen. Pierre Bouet mentionne ensuite le siège de Paris, la prise de Bayeux et la potentielle expédition envoyée en Angleterre pour porter secours au roi Athelstan (924-940). Concernant cette aide, la chose qui est sûre, selon l’auteur, c’est que des relations ont existé entre la ville de Rouen et le royaume de Wessex depuis le VIIIe siècle. Guillaume Longue Epée aurait d’ailleurs construit son château à Fécamp dans l’optique de prendre la fuite en Angleterre si la menace d’une révolte l’y aurait contraint. Enfin, le récit de Dudon sur la vie païenne de Rollon se finit en décrivant les pillages qu’il aurait organisés dans le centre de la France, poussant le roi Charles le Simple à convoquer l’archevêque de Rouen dans la perspective de négocier avec le chef viking. Après une trêve de trois mois, la victoire du roi de France à Chartres aboutit au traité de Saint-Clair-sur-Epte. 

Le chapitre 4 revient d’ailleurs sur ce fameux traité de Saint-Clair-sur-Epte de 911. Ce traité “franco-viking”, devant mettre fin aux raids scandinaves, peut être considéré comme l’acte fondateur du duché de Normandie. Avant cela, Dudon explique dans ses travaux que Rollon avait déjà conclu un pactum securitatis (pacte de sécurité) avec la ville de Rouen. Concernant le traité de 911, Pierre Bouet souhaite d’abord rappeler le récit de cet événement fait par Dudon, étape par étape. L’initiative d’un accord serait venue du camp franc et notamment des grands vassaux du roi Charles, ce dernier étant décrit comme inactif face à la menace normande. L’archevêque de Rouen est alors envoyé en ambassade auprès de Rollon pour envisager une paix. L’archevêque, ayant côtoyé les Vikings depuis plusieurs années à Rouen, souhaite à la fois la paix mais aussi de mettre en place une politique d’intégration où la conversion au christianisme est indispensable pour sa réussite. Du côté normand, les hommes de Rollon lui conseillent d’accepter l’offre du roi lui promettant une terre et un mariage. Tout comme les francs, les Normands souhaitent vivre dorénavant en paix sur une nouvelle terre fertile. Mais avant cela, il est d’abord envisagé une trêve permettant une rencontre entre Rollon et le roi Charles. L’archevêque de Rouen fit le compte-rendu des propositions normandes au roi. Il lui conseille d’assurer aux Scandinaves qu’ils garderont pour toujours la terre qui leur est offerte. Concernant le mariage, Dudon explique que l’archevêque emmena avec lui la fille du roi, Gisèle, à Rouen. Entre-temps, ce projet de paix reçut l’adhésion du duc Robert de Neustrie qui envoya un messager auprès de Rollon pour lui assurer de son soutien. Une “ultime négociation” est entreprise au bord de l’Epte où “les deux armées, normande et franque, se sont établies de part et d’autre”. Enfin la dernière étape, “la rencontre officielle” où en échange de la soumission et de la conversion de Rollon, le roi des Francs lui donne la main de sa fille, une terre et enfin la Bretagne à piller. Une fois la présentation du récit de Dudon faite, Pierre Bouet souhaite revenir sur différents aspects et rôles joués par différents personnages durant ce traité afin de critiquer le récit de Dudon qui, par des procédés littéraires, aurait pu s’éloigner de la vérité historique. Cela est vrai notamment concernant la conversion des païens, sujet du chapitre suivant. 

Pierre Bouet montre bien que la conversion des Vikings au christianisme fut un élément essentiel pour la réussite du traité : “la conversion était pour les Francs le gage que les Vikings respecteraient désormais les églises, et pour les Vikings l'assurance d’une paix réelle et définitive”. C’est ainsi, qu’en 912, l’archevêque de Rouen baptisa Rollon, ce dernier recevant de son parrain son nom chrétien : Robert. Dorénavant chrétien, le chef viking aurait ordonné à ses hommes de suivre la même voie que lui. Chrétien et maître de son nouveau territoire, Rollon aurait demandé à l’archevêque de Rouen de lui désigner les plus prestigieuses églises de ses terres afin de leur offrir d’importants dons : ce fut le cas, par exemple, pour les églises de Rouen, de Bayeux, d’Évreux ou encore de Jumièges. Mais ce récit, qui est celui de Dudon, ne mentionne pas les difficultés qu’ont pu rencontrer les Francs dans la conversion de ses hommes du Nord. L’auteur doit donc s’appuyer sur d’autres sources pour relater ce long processus. Il rappelle tout d’abord que le baptême peut être perçu comme un aveu d’échec de la part d’un chef viking mettant en danger son autorité en renonçant aux traditions religieuses de ses ancêtres. Il n’était pas rare de constater des trahisons et des révoltes suite à la conversion d’un chef viking. Réticences du côté des Vikings, elles existent également chez les Francs qui, pour le plus grand nombre, s’opposèrent à ces conversions considérant les Vikings comme des pirates voire pire des démons. Pour d’autres, ces conversions étaient peut-être un moyen de mettre un terme aux expéditions dévastatrices. Mais comme le souligne Pierre Bouet : “ils comprirent très vite que le baptême n’était pas le sacrement magique capable en un instant de faire d’un païen un authentique chrétien”. Se posa alors la question des sanctions que devaient subir ces nouveaux convertis continuant leurs anciennes pratiques païennes. L’archevêque de Rouen aurait ainsi demandé conseil à l’archevêque de Reims, ce dernier lui prescrivant d’adopter une attitude indulgente et tolérante avec ces hommes du Nord ayant reçu récemment le baptême. Pour lui, le baptême n’est que le début de la conversion qui se veut évolutive, devenir un véritable chrétien étant un long chemin difficile. Il ne faut pas trop en demander spirituellement aux Normands dans un premier temps au risque de les faire retomber dans le paganisme face à un effort trop grand. Alors que l’archevêque de Rouen souhaitait imposer de lourdes sanctions, celui de Reims dicte plutôt une posture tolérante. 

Dans le sixième chapitre, “L’installation des Vikings en Normandie” est analysé à la loupe. Pierre Bouet rappelle que cette installation s’est faite en plusieurs vagues que cela soit bien avant ou après le traité de 911. Pour constater cet établissement scandinave, l’auteur fait appel tout d’abord au bilan archéologique qu’il qualifie de “maigre”. Il mentionne ainsi, par exemple, les découvertes établies près de Pîtres[4] en 1865 avec la sépulture d’une femme viking ou durant les dragages de la Seine avec des armes telles que des épées ou des haches du Xe siècle retrouvées à hauteur de l’abbaye de Saint-Wandrille et entre Rouen et Elbeuf. Ces exemples de découvertes archéologiques restent minces, les indices linguistiques sont au contraire bien plus importants. Que cela soit par l’intermédiaire de la toponymie ou de l’anthroponymie, on peut recueillir de nombreuses informations notamment sur “les différentes zones [et phases] d’implantation scandinave en fonction de l’origine des migrants”. Cela permet ainsi de constater que la majorité des Scandinaves s’installant en Normandie étaient des Danois même si des Norvégiens se sont également établis particulièrement dans le nord du Cotentin. La présence danoise est ainsi importante dans le Pays de Caux par exemple. Mais en réalité, la plupart d’entre eux n’arrivent pas directement de Scandinavie, mais ont déjà fait un séjour dans les îles britanniques (Écosse, Irlande). Ce chapitre nous enseigne également beaucoup de choses sur la signification de certains noms de villes : on apprend ainsi que Caudebec signifie “ruisseau froid” par exemple. Mais l’héritage viking ne s’arrête pas là et se retrouve également dans l’actuelle langue française notamment dans le vocabulaire maritime avec des termes comme “vague”, “flot”, “crique”, “havre”, etc. Mais aussi dans la vie courante avec des mots comme “acre”, “duvet”, “hanter”, “regretter”, “flâner”, etc[5].

Le chapitre 7 est consacré au début de ce qui deviendra le duché de Normandie, entre 911 et 933. En effet, il ne suffit pas de baptiser un Viking et de lui donner des terres pour assurer la prospérité que connaîtra le futur duché de Normandie (911 - 1204). Ce qui est certain, c’est que la réussite du duché se doit à la capacité d'intégration des Scandinaves à la civilisation franque abandonnant coutumes, langues et religions en très peu de temps (une génération). Les archevêques de Rouen ont joué un rôle important dans cette intégration faisant lien entre les deux civilisations par la confiance qu’il possède à la fois du côté franc et du côté viking. Mais l'oubli de la culture scandinave n’est pas totale et le duché de Normandie hérite de certaines “survivances” nordiques. On retrouve ainsi des pratiques scandinaves notamment dans le droit de la mer, le droit pénal (Ullac : bannissement avec confiscation du patrimoine) ou encore dans le droit de la famille (légitimité des enfants issus d’un concubinage). La pratique de la pêche à la baleine, bien que connue avant 911, se généralise dans les ports normands tels que Le Tréport ou Dieppe concernant la Seine-Maritime. Il s’agissait ensuite de décrire “l’expansion normande de 911 à 933”. Petit à petit, le territoire normand coïncida avec celui de la “province dans laquelle l’archevêque métropolitain de Rouen avait autorité”. Rollon devient un véritable comte carolingien en instaurant un pouvoir fort dès son accession au pouvoir. “Le roi de France n’a plus aucun droit sur le territoire normand [...] Ainsi, Rollon dispose de tous les pouvoirs du roi carolingien”. Mais quel est le titre de Rollon ? “Comes, Princeps, Marchio ou Dux ?” Rollon est en réalité comes Rothomagensis (comte de Rouen) et princeps Northmannorum (prince des Normands). Bien qu’il soit pleinement maître de son territoire (pagus ou comitatus), il est néanmoins soumis au marquis de Neustrie et au roi des Francs. Le titre de dux ne viendra en réalité que bien plus tard, à la fin du Xe siècle. Pierre Bouet réalise ensuite une description du profil de Rollon en le présentant comme “le restaurateur de la paix publique” en instaurant une justice que tout le monde redoutait. Il le présente également comme “le protecteur des Églises et du Peuple” avec notamment des dons distribués à plusieurs cathédrales (dont Rouen) mais aussi à des grandes abbayes (tel que Saint-Ouen de Rouen ou Jumièges par exemple). Les circonstances de la mort de Rollon restent floues. Son corps fut tout d’abord inhumé au sein de la cathédrale de Rouen avant d’être déplacé à plusieurs reprises. Après le passage de la faucheuse, le mythe de Rollon a toute latitude pour se former. 

Dudon peut être considéré comme le constructeur du mythe de Rollon par ses ouvrages Histoire des Normands et les mœurs et les actions des premiers ducs normands. Cela provient notamment des procédés littéraires qu’il utilise, caractéristique des vies de saints ou des panégyriques. Lorsque Dudon arrive à la cour normande, il découvre une réalité bien loin des préjugés qui pouvaient circuler dans le monde franc. Les barbares apparaissent en réalité comme des bâtisseurs chrétiens : 

 

“les grandes abbayes neustriennes ont retrouvé leur lustre d’antan, notamment Saint-Ouen de Rouen, Mont-Saint-Michel, Jumièges, Saint-Wandrille, Fécamp. Dans cette ville, Richard Ier a fait édifier un somptueux palais et une magnifique collégiale, qu’il a confié à l’un des plus illustres abbés d’Occident, Guillaume de Volpiano” 

 

C’est donc pour corriger cette réputation de pirates et de païens qui colle à la peau des Scandinaves que Dudon entreprend son œuvre qui fait suite à une commande de Richard Ier. Il justifie la présence normande par la providence divine. Concernant la période des raids, les hommes du nord sont montrés comme le bras vengeur de Dieu chargé d'infliger la punition divine que mérite les mauvais chrétiens que forment les Francs. À l’inverse, après le baptême, les Vikings deviennent “les défenseurs et les propagateurs de la foi chrétienne”. D’ailleurs, Rollon est présenté “comme un élu de Dieu, destiné à accomplir une grande mission en Europe”. Dudon se permet des “procédés de composition qu’on peut considérer comme des transgressions de la vérité historique” donnant une image embellie du chef viking et formant son mythe. Pour “redorer le blason” des Normands, Dudon cherche également à arranger leur lignage en le rattachant aux Troyens donnant ainsi aux Scandinaves une certaine noblesse. Dudon tente donc, en donnant une origine troyenne et divine, de légitimer et de consolider le pouvoir normand tenu dorénavant par les successeurs de Rollon. Successeurs qui sont eux-mêmes montrés comme les dignes héritiers de leurs aïeuls : Guillaume longue épée, figure de négociateur et de martyr, illustrant l’intégration des Normands dans la civilisation chrétienne et Richard Ier rassemblant à la fois les qualités militaires de Rollon et de négociateurs de son père Guillaume. Le mythe ne s’arrête donc pas à un individu mais bien à toute une lignée de ducs normands… 

 

Par ce livre, on comprend que la frontière entre mythe et réalité est très mince concernant Rollon et la fondation du duché de Normandie. Bien que Pierre Bouet nous livre une analyse critique du discours de Dudon en essayant de tirer le vrai du faux notamment par le biais d'autres sources complémentaires (annales, Histoires, Sagas, études linguistiques, archéologie, etc.), les zones d’ombre restent nombreuses. Il n’en reste pas moins que le duché de Normandie se maintiendra en place pendant trois siècles, ce qui en fait une exception dans l’histoire des principautés vikings puisque les autres ont connu une existence bien plus éphémère (Angleterre, Irlande, etc.). La Normandie deviendra également une des régions les plus prospères et dynamiques de France. Cette même Normandie qui, sous les ordres d’un bâtard descendant de Rollon, deviendra conquérante en prenant le royaume d’Angleterre… 

 

[1] Pierre Bouet, Rollon, le chef viking qui fonda la Normandie, Paris, Tallandier, 2016, 221 pages.

[2] Pierre Bouet, Hastings, 14 octobre 1066, Paris, Tallandier, 2010, 185 pages.

[3] Pierre Bouet, Guillaume le Conquérant et les Normands au XIe siècle, Athis-Val du Rouvre, Charles Corlet, 2000, 172 pages. 

[4] Un site plutôt riche pour l’archéologie. Voir article sur l’archéologie funéraire.

[5] Voir Elisabeth Ridel, Les Vikings et les mots, Paris, Errance, 2009, 349 pages.

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