La pluriactivité d’une société littorale : Étretat et Fécamp, XVIIIe – XXe (3/3)

Fécamp, ville plurielle


    Après avoir montré la direction que prend Etretat, parcourons les 15 kilomètres qui les séparent. Si les fécampois vivent du littoral comme présentés précédemment, la position géographique de la ville permet le développement d’une activité autour de la pêche de plus en plus importante. En effet, la pêche du hareng, du maquereau et de la morue tient une place clé dans l’histoire de la ville et le cœur des habitants.

Aux origines d’un port de pêche

Figure 1 : L'Abbaye de Fécamp à la fin du Moyen-Age – SOULIGNAC Robert, Fécamp et sa campagne à l’époque des Ducs de Normandie, Fécamp, EMTN, 1987, 184 p., p. 91.

    Premier tenant de l’activité fécampoise, la pêche du hareng provient des pays scandinaves. En effet, c’est un trait de caractère que nous retrouvons dans ces cultures et dans les régions qui ont été en contact avec cette dernière. Cette pêche se fait durant des périodes bien particulières et semble assez aléatoires. Il se trouve que les bancs ne sont pas de même quantité suivant les années et les lieux. De fait, si l’on rajoute à cela le fait que ces pêches concernent qu’une partie de l’année, il s’agit d’une activité à la production assez disparate. Néanmoins, la technique de la salaison permet de régler le problème de conservation. Technique qui est déjà connu par les peuples nordiques. Il est donc assez difficile d’avoir une idée de la date de création de la pêche au hareng. Cela étant, M. Renaud présente que Fécamp accueillerait déjà un port dans lequel la pêche et la salaison sont pratiquées dès le 10ème siècle[1]. Néanmoins, il n’y a que peu de traces jusqu’au 15ème siècle. En effet, on peut noter une importante activité autour du hareng en 1421. On sait que les moines de l’Abbaye de la Sainte Trinité, afin de garder leur foire de Fontaine-le-Bourg, doivent livrer 5 000 harengs saurs à différents seigneurs. Enfin pour cette même année, on sait que ce sont 8 000 de ces spécimens qui sont sauris, c’est à dire fumée. La pêche aux maquereaux est, elle, secondaire. Elle rapporte moins et permet un appoint régulier chaque année vers le mois d’avril. Les zones de pêche sont aux larges de l’Irlande.

Figure 2 : Plan du port de Fécamp, Mangin Nicolas, 1702 - Gallica [en ligne].

    Du point de vue politique, la ville est en position favorable pour un développement rapide dès le Moyen-Age. La présence des ducs de Normandie puis de nombreuses chartes attestent de l’engouement qui entoure la ville pour l’exportation de harengs salés[2]. A noter que Fécamp y est orthographié : Fescam[3]. La ville y tient une foire qui est attestée dès 1088 et durant toute la période d’harengaison. Celle-ci se tenait autour de l’église Saint Etienne, celle des marins. Il apparait que la ville obtient même une renommée pour la qualité de ses poissons. On trouve donc le « Harengs de Fesquant » au côté de l’« alose de Bordeaux », l’« esturgeon de Blaye », l’« esperlan de Caudebec », les « moules de Cayeux », le « saumon de la Loire » et les « huitres de Cancale »[4]. Au 12ème siècle, l’Abbaye tient un pouvoir des plus importants et obtient la possession du port par la charte du Roi d’Angleterre Henri II. Cependant, cette puissante abbaye est alors propriétaire du littoral s’étendant des villes actuelles Vattetot sur Mer à Sotteville sur Mer, soit d’une soixantaine de kilomètres. Ainsi, si cette propriété débute, sans inclure, aux limites d’Etretat, elle inclue de nombreux ports tels que celui d’Yport, ressemblant à celui d’Etretat, des Dalles[5], des Dalettes[6], de Veulettes, de Saint Valery-ès-Plaines et de Veules. Pour pouvoir saler ces poissons, la ville possède sa propre saline, alors derrière le port. L’exploitation du sel est alors monnaie courante sur ce littoral, tout comme, la présence de vigne sur les coteaux[7]. Durant le Moyen-Age, c’est donc entre l’estran et le hareng que se joue l’activité fécampoise.

    Revenons sur la situation du port de Fécamp. A l’inverse du port d’Etretat, dont le contact avec la mer est une plage de galets uniquement, la ville est établie sur les hauteurs d’un marais, lui-même au contact d’une plage du même acabit. Au cœur de la valleuse de Fécamp, la position haute de la ville, le long du fleuve et au contact du marais, lui donne une situation privilégiée. Le port suit un développement des plus importants. Les moines de l’abbaye de la Trinité commencent les ouvrages portuaires dès la fin du 12ème siècle. Ce sont des jetés qui sont battis. En effet, comme précisé, le marais rend difficile la sortie vers la mer, il est donc question de stabiliser un chenal. Ces derniers se mettent en place durant le 13ème siècle. Jusqu’au 17ème siècle, se ne sont que des travaux de maintien en état. Cependant au milieu du siècle, la jeté subie les foudres de la mer. Les armateurs et abbés n’arrivent pas à trouver un accord. De fait, afin de régler le contentieux, le roi retire le port des possessions de l’abbaye en 1683[8]. Le projet de restauration du port dressé par Vauban montre qu’un quai entre les deux écluses, ainsi qu’un jeté nord. Avec ce nouveau projet, c’est une troisième écluse qui est prévu, mais également les estacades dans l’avant-port et la construction d’une jetée sud et le prolongement de la jetée nord. Ces travaux se font durant le courant de la première moitié du 18ème. La première moitié du 19ème est également une période de travaux. Un second plan d’amélioration est présenté en 1800 par M. de Lescaille, ingénieur. Les travaux s’enclenchent alors.
Figure 3 : Port de Fécamp (Seine Inférieure), Achille Michallon - Gallica [En ligne].

La Grande Pêche

Figure 4 : Trois-mâts à quai, Bassin Bérigny au début du XXe siècle - DECULTOT Gilbert, Fécamp : pages d’histoire, visages de la ville, Fécamp, Durand, 1979, 265 p., p. 119.

    Dès le 16ème siècle, les divers ports du littoral atlantique français s’intéressent à la pêche à la morue. Alors que les Basques s’y sont jeté à cœur joie, les Aquitains et Normands se lancent avec l’armement de quelques navires morutiers. Vers 1720, Fécamp compte parmi les ports d’attaches des quelques 500 voiles qui partent pour Terre-Neuve ou la baie de Gaspé, accompagné de Dieppe, Rouen, la Rochelle ou encore les Sables d’Olonne[9]. Le développement de cette pratique suit son cours avec comme aléas les hauts et bas des relations franco-britannique 18ème siècle. La ville y envoie quelques navires d’un peu moins d’une centaine de tonneaux. Avec les travaux du 19ème, Fécamp retrouve un port de choix et n’a de cesse de grandir. Après un arrêt de 23 ans qui prend fin en 1815, les morutiers fécampois repartent pour Terre-Neuve. Ce sont entre 5 et 15 navires qui partent jusque dans les années 1820[10]. Allant jusqu’à une trentaine de bâtiments, la folle course vers la morue continue avant de ralentir après 1875[11]. Le port est alors dans l’incertitude que ce soit pour la pêche mais surtout pour les infrastructures. Pendant 20 ans, c’est donc une longue période de travaux. La ville mute en même temps que la dimension portuaire grandie. Les quais deviennent des lieux d’habitations et de commerces. Juxtaposant la criée, les abords des appontements, les activités se multiplient. Cela concerne la manutention des produits mais également sa transformation. D’abord marginale, la présence de lieu privé d’habitation prend de l’importance et se sont 245 qui y habitent dans le courant du 19ème siècle. A l’orée du 20ème, de nombreux cafés et commerces s’implantent. Enfin, ce sont les douanes et une saurisserie qui apparaissent.

Figure 5 : Fécamp - La Bénédictine. Vue générale, côté sud, 1895 - LEMAITRE Max, Fécamp autour des années 1900, Fécamp, Durand, 1983, 187 p., p. 26.

    Le 20ème est le siècle d’or de la pêche à la morue pour Fécamp. Bien que les voyages se soient ralentis pendant les travaux, elle n’est pas abandonnée, bien au contraire. L’activité prend une ampleur et grandit avec le port. Les ports de Saint Malo et Granville, premiers ports morutiers français sont dépassés. A titre d’exemple, ce sont 68 navires pour un total de 10 828 tonneaux qui partent de Fécamp. Ce sont une trentaine de marins qui sont embarqués avec 12 patrons de doris, 12 matelots, 1 saleur notamment pour une campagne de 9 mois[12]. Le recrutement est réalisé pendant l’hiver pour un départ entre les mois de mars et d’avril. Les navires partent par groupe de 4 à 8 en fonction de la tenue de la mer. Avant le départ, une messe est dite dans la Chapelle Notre-Dame-du-Salut. De 1895 à 1914 sont 110 terre-neuviers qui partent ainsi faisant 1 078 voyages[13]. A partir de 1909, les chalutiers à vapeur font leur apparition. La conséquence est simple : une diminution du nombre de départ se faire ressentir, passant de 75 en moyenne à 46. La Première Guerre mondiale impose un arrêt de l’activité, seul 67 navires partent durant le conflit et 20 sont coulés. L’activité reprend une fois le conflit terminé. La pêche à la morue se poursuit jusque dans les années 1990, demeurant un pilier de la ville.

Une société fécampoise et cauchoise littorale diversifiée

    L’activité maritime intense que nous venons de décrire offre à Fécamp une situation particulière. En effet, la ville est découpée en 3 points clés : le port et ses quais ; les rues commerçantes du centre-ville ; le Palais Bénédictine. Revenons sur ce dernier. En 1863, Alexandre Legrand parvient à redécouvrir la recette secrète du moine Vincelli afin obtenir de la liqueur. Il se lance alors dans la production et la vente de ce spiritueux. Véritable pôle de travail, la société Bénédictine emploie de nombreux fécampois. Le réinventeur Legrand a alors l’idée d’une publicité particulière. En faisant construire un palais en l’honneur de sa boisson, il met une image sur le produit qu’il vend, l’affichant partout. Ce bâtiment devient un lieu emblématique de la ville[14]. La ville profite de l’intérêt grandissant qu’elle connait. D’autres infrastructures s’installent, c’est le cas en 1901 avec les frères Amour qui créent la société Suprême – Fécamp, ou encore les Établissements Hacks et Pelot[15].

Figure 6 : Fécamp : Bains de mer. [Affiche] Tauzin, Louis (1842-1915) – Gallica [En ligne]

    Un point commun avec Etretat est à mettre en avant. En effet, le virage touristique que prend la ville est suivie à Fécamp d’un semblant d’accueil de public. Dès le début du 18ème siècle, la plage prend de l’importance. Un premier casino y est construit en 1832[16]. L’établissement, détruit en 1858, est de nouveau ouvert en 1865. Afin de répondre à la demande, ce dernier est agrandi et complété par une salle de bal, des bains froids et chauds, des spectacles, etc. Associé à la mer, l’engouement est tel que la rue qui est réalisée le long de plage est nommée : « Boulevard des bains ». A partir de 1904, les abords de la plage sont structurés : une digue est construite et le rue prend le nom de « Boulevard des belges » en 1914. La ville use de l’image de marque de la plage et de la Bénédictine dans des tentatives publicitaires et devient une cité balnéaire. Cette activité touristique reste moins importante que la pêche mais prend une importance croissante jusqu’à aujourd’hui.

Une conclusion à cette série …

    Face aux aléas, aux ressources immenses et ce malgré le danger permanent, les sociétés littorales se sont construites au fur et à mesure des siècles. Marqués par les innovations successives, les directions politiques entreprises, de l’estran aux ports, se sont un moment concomitant à celui de la terre qui se crée : les gens de mer.

    Comme nous avons pu le constater, Etretat et Fécamp, toutes deux cités de la côte d’Albâtre, ont un rapport à la mer, la Manche, particulier. Ce dernier les a amenées à un mode de vie dont une partie est commune. L’utilisation de l’estran et une fonction balnéaire se sont mise en place. Pour autant, elles prennent des directions bien différentes. Etretat vire dans un développement touristique prédominant, tandis que Fécamp se jette dans la pêche. L’importance que l’activité dans ce contexte pousse même Napoléon à penser à l’implantation d’un port de guerre en 1810[17].

    Etretat et Fécamp possèdent donc une caractéristique commune : une société littorale ambitieuse. De par l’élan dans lequel ils se lancent, les deux directions divergent qu’elles prennent mettent en avant ce qui les rejoint. Le littoral cauchois s’inscrit dans une structure de répartition complémentaire. On peut noter les chemins d’accès structurés présent dès l’Antiquité. Ces voies n’ont de cesse d’être améliorée. En 1836, le percement de la rue vers Etretat à Fécamp est symbolique de cette mise en réseau[18]. Si la pêche fécampoise n’est plus ce qu’elle était, la mémoire de cette riche histoire locale est présentée dans le Musée des Pêcheries. Y sont associés les collections autour de la pêche, de la construction de la ville et de la vie cauchoise : finalement, de ce qui fait la vie des sociétés littorales de la région.

Figure 7 : La voie antique Harfleur - Dieppe - SOULIGNAC Robert, Fécamp et sa campagne à l’époque des Ducs de Normandie, Fécamp, EMTN, 1987, 184 p., p. 174.



[1] RENAUD Georges, Notices sur les ports de Fécamp, d’Yport et d’Etretat, Paris, Imprimerie nationale, 95 p., p. 7.
[2] BELLET Adolphe, op. cit., p. 45.
[3] BELLET Adolphe, op. cit., p. 46. Dans les Chronique du Moyen-Age, c’est l’orthographe Fesquant qui est utilisée.
[4] BELLET Adolphe, op. cit., p. 47.
[5] Devenu les Petites Dalles.
[6] Devenu les Grandes Dalles.
[7] BELLET Adolphe, op. cit., p. 51.
[8] RENAUD Georges, op. cit., p. 8.
[9] BELLET Adolphe, La grande pêche de la morue à Terre-Neuve : depuis la découverte du Nouveau monde par les Basques au XIVe siècle, 1901, Paris, Challamel, 284 p., p. 55.
[10] Association des amis du Vieux-Fécamp et du Pays de Caux, Bulletin 2006 – 2007, Fécamp, Durand Imprimeurs, 2006, 213 p., p. 59.
[11] Ibidem, p. 84.
[12] BELLET Adolphe, op. cit., p. 176.
[13] LEMAITRE Max, Fécamp autour des années 1900, Fécamp, Durand, 1983, 187 p., p. 116.
[14] Ibidem, p. 27.
[15] Ibidem, p. 26.
[16] Ibidem, p. 16.
[17] DECULTOT Gilbert, Fécamp : pages d’histoire, visages de la ville, Fécamp, Durand, 1979, 265 p., p. 102.
[18] LEMAITRE Max, op. cit., p. 34.

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