Les épaves d'Aquacaux



    En vous promenant sur le littoral d’Octeville-sur-Mer, vers la ferme marine Aquacaux, vous avez sans doute pu admirer quatre épaves, dont trois échouées sur la plage et une recouverte partiellement par les flots. Tout comme nous, une question vous est sûrement venue en tête : d’où proviennent ces bateaux ? Voici quelques pistes…

    Ces épaves permettent en réalité de conter deux histoires bien différentes. Sur les quatre navires, trois sont des barges en ciment et le dernier est un Liberty ship[1]. Commençons par exposer le parcours de ce dernier, au temps où il traversa l’Atlantique pour venir au Havre en pleine Seconde Guerre mondiale.

Le Liberty ship Lee S. Overman


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    L’épave recouverte partiellement par les flots est donc un Liberty ship. Ce cargo standardisé est surnommé ainsi au moment où les Etats-Unis deviennent “le grand arsenal de la démocratie” selon un slogan du président américain Franklin D. Roosevelt qui souhaite aider les puissances européennes, et notamment le Royaume-Uni, à lutter contre l’Allemagne nazie en fournissant du matériel militaire tout en restant en dehors de la guerre jusqu’en décembre 1941 (après l’attaque de Pearl Harbor). En effet, le pays de l’oncle Sam met au service du “monde libre” sa puissance économique de l’époque (financière, industrielle, etc.) : en quatre ans, les chantiers navals américains produisent 125 porte-avions d’escorte, dont environ une quarantaine pour le compte de la Royal Navy, neuf porte-avions légers et 24 porte-avions lourds[3]. Mais ce sont donc également des Liberty ship qui furent assemblés dans les chantiers navals américains : 2 710 liberty-ships auraient été ainsi mis en service durant la Seconde Guerre mondiale. Cela nécessitait de pouvoir construire ces cargos en très peu de temps appliquant une production en grande série. Ainsi, en 1944, les chantiers navals américains étaient capables d’assembler ce type de cargo en un mois et demi à deux mois en moyenne, mais avec un record de 14 jours. Le temps d’assemblage diminue au fur et à mesure de la guerre puisqu’en 1942, cela prenait 250 à 300 jours. Cela permet d’assurer l’aide économique et militaire promise par le prêt-bail en mars 1941.



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    “Dans la trilogie des mythes américains, ceux qui ont gagné la guerre industrielle et la bataille de la production sont le B-17 Flying Fortress dans les airs, le Liberty-ship sur mer et la Jeep sur terre, tous ont été déterminants.”[5]

    Nous avons retrouvé plusieurs photos de la mise à l’eau du Lee S. Overman par la voie n°6, le 11 juin 1943 au chantier naval de Wilmington en Caroline du Nord[6]. On peut y voir le sponsor, finançant la fabrication du navire, et sa famille présente pour l’occasion : une jeune fille, marraine du bateau, le baptise avec une bouteille de champagne.




    Le chantier naval de Wilmington est créé, à la fin de l’année 1940, dans le cadre du Emergency Shipbuilding Program destiné à produire rapidement des navires pour transporter des troupes et du matériel vers l’Europe et ailleurs. Ce programme a permis de construire près de 6 000 navires durant la Seconde Guerre mondiale. Le chantier de Wilmington a permis, quant à lui, de mettre sur l’eau près de 243 navires dont 125 Liberty ships. C’est ainsi que le Liberty ship Lee S. Overman sort du chantier de Wilmington pour prendre le large.

    En novembre 1944, le Lee S. Overman se rend au Havre dans le contexte du débarquement de Normandie, ayant eu lieu quatre mois auparavant, et la lutte contre l’Allemagne Nazie. Il y transporte un important stock de munitions[7]. Mais, le matin du 11 novembre 1944, il heurte une mine allemande et coule en eau peu profonde au large du Havre[8]. Il se fend en deux juste devant l’entrée du port du Havre. Avec un trou béant, le capitaine n’a d’autres choix que de faire échouer son navire sous peine qu’il se craque en deux et de voir sa cargaison tomber à l’eau. L’épave reste un certain temps à l’endroit même où il a échoué. La photo ci-dessous est prise le samedi 18 novembre 1944, soit sept jours après l’incident.


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    Nous avons retrouvé le témoignage d’un marin américain, Daniel John Traverso jr., lorsqu’il arrive au Havre, vers le 10 décembre 1944, à bord du Liberty Ship SS Frederic E. Ives :

    “Je me suis souvenu que lorsque nous sommes arrivés au Havre, nous devions passer à proximité d’un Liberty Ship récemment coulé. Ils doivent avoir réussi à le faire sortir du canal principal. [...] Son pont principal était inondé. [...] Nous avons également percuté une barge à moitié submergée. Il a fait un trou dans notre coque et les Seabees ont dû remplacer quelques plaques. Nous avons eu de la chance car ils nous ont dit que la barge coulée était encore à moitié chargée de munitions et que nous avions une cargaison de plusieurs des milliers de tonnes de produit hautement explosif. Cette collision aurait pu entraîner tout un feu d’artifice.”[10]

    Comme le montre les photos ci-dessous, des dockers havrais se sont rendus sur le navire, le dimanche 24 décembre 1944, afin de décharger les munitions que transportait le Liberty ship. En effet, la cargaison de l’Overman comprenait 36 camions de deux tonnes et demi entreposés sur le pont tandis que 6 000 tonnes de munitions dormaient en soute[11]. C’était une question urgente que de décharger les munitions, car les deux moitiés cassées du navire s'entrechoquent avec la force de la mer agitée. Le danger est qu’un obus pouvait se retrouver coincé entre les deux moitiés du navire provoquant une explosion : “Si cela avait été le cas, Sainte Adresse, Saint Vincent et Sanvic auraient été rasés par le souffle de l’explosion”[12]. Il faut tout de même attendre plus d’un mois pour qu’une opération soit mise en place.


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    Comme on peut le voir à droite de la première photo, les dockers procèdent au déchargement de la cargaison du Liberty ship à l’aide de LCT (Landing Craft Tank)[16]. Sur la photo, on peut identifier, peut-être, l’USS LCT-530. De cette manière, il est possible de transférer la cargaison, que cela soit les munitions ou les camions, sur les LCT jusqu’à 11 heures du soir. Sur la seconde photo, on peut voir les dockers havrais déchargeant les munitions. Enfin, par la dernière photo, on peut se rendre compte des dégâts qu’a provoqué la mine sur le navire. Elle donne une vue du côté bâbord, au milieu du navire, permettant de distinguer le trou provoqué par l'explosion. Malgré une mer agitée et le déversement d’hydrocarbures dans la cale, rendant plus dangereux le déchargement des munitions, les dockers havrais parviennent à transférer l'intégralité des munitions sur les LCT afin qu’elles soient envoyées, par la suite, sur le front[17].


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La photo ci-dessus est prise d’un navire en 1945[20] et celle ci-dessous en 1946[21].


    Le Lee S. Overman reste quelques années devant Le Havre, submergé petit à petit par les flots. C’est finalement le 31 août 1947 que l’épave est totalement dégagée de l’entrée de la Cité océane[22]. Une première opération de renflouement avait été menée par la compagnie des Abeilles[23]. Elle consiste à couper en deux le navire afin, tout d’abord, de relever sa partie avant, le 2 août 1947, puis de l’emmener jusqu’aux plages d’Octeville. L’avant du Lee S. Overman est ainsi escorté, tout en le maintenant à flot, jusqu’à destination où il est échoué sur un banc de sable. La même opération est reproduite pour la partie arrière du Liberty ship. Elle est remorquée, le 31 août par le “Musclé”, les “abeilles” 4 et 25 et l’ “Intrépide” (voir photos ci-dessous), au pied de la falaise d’Octeville, à côté de la partie avant. Le Lee S. Overman constitue la dernière épave qui encombrait l’entrée du port du Havre :

    “Depuis, les deux moitiés du cargo rouillent sur place et se sont considérablement dégradées. Ne restent que quelques gros morceaux métalliques, découverts à marée basse, que les touristes viennent visiter, ignorant sans doute, pour beaucoup, l’histoire du Lee S. Overman"[24].



Trois barges en ciment



    Mais comme nous l’avons exprimé, il existe également trois autres épaves, échouées sur la plage aux pieds des falaises d’Octeville. Ce sont trois barges en ciment construites à la fin de la Première Guerre mondiale : la “Tortue”, la “Grenouille” et la “bécasse”. Elles sont construites plus précisément dans les années 1920 au chantier naval de Petit-Quevilly, près de Rouen, pour le transport du charbon[25]. Qu’elles soient faites en ciment peut paraître étonnant. Mais c’est en lien avec la pénurie de matériaux, à la fin de la Première Guerre mondiale[26]. Cela conduit à substituer les coques en acier par des coques faites en béton armé. Le Gouvernement français avait alors commandé 150 barges, qu'elles soient en acier ou en béton armé, destinées au transport de charbon de Grande-Bretagne en France, puis du Havre à Paris. Mais ce sont finalement seulement 33 chalands en béton armé qui sont produits, les autres contrats ayant été résiliés par la suite. Ils sont construits dans différents chantiers navals : à Bourg, près de Bordeaux, par la Compagnie Bordelaise de Construction Maritime Moderne, également à Boulogne, à Brest, à Harfleur et au Havre, et enfin 15 barges de 50 mètres de longueur à Petit-Quevilly par la Société rouennaise des navires en ciment armé. Concernant Petit-Quevilly, le concepteur de ce type de barges, surnommé “Lézard” du nom du premier prototype, est l’ingénieur Eugène Freyssinet (1879-1962). En avril 1919, le premier chaland est ainsi testé. Le Ouest-Eclair du 30 avril 1919 rapporte ce premier essai :

    “Le premier chaland en ciment a résisté. LE HAVRE, 29 avril. Les essais du premier chaland de mer en ciment armé construit en France conformément au programme du commissariat de la Marine marchande viennent d’avoir lieu avec succès. Parti le 4 avril à la remorque du Sioux, de la marine de l’État, le Lézard est arrivé sur lest à Cardiff le 6, après une bonne traversée. Après un chargement de charbon, il est reparti pour Cherbourg où il est arrivé ces jours derniers. Pendant tout le trajet, il a affronté du gros temps au cours duquel il donna entière satisfaction. Ce chaland a été construit à Rouen. Pendant son escale de Cardiff, il a été visité par les autorités anglaises. Le ciment armé est-il véritablement appelé à remplacer bientôt, dans l’art difficile des constructions navales, le fer et le bois ? Les progrès réalisés depuis le début de la guerre dans cette technique nouvelle sont à tout le moins impressionnants.”[27]


Le "Gavial" et la "Tortue" dans le port du Havre[28].

    Nos trois épaves sont donc issues de ce type de barge commandée par le Gouvernement français pour la Marine marchande. Alors que la Tortue est construite en 1920, la Grenouille et la Bécasse sont construites en 1921. Durant la Seconde Guerre mondiale, des barges, dont la Grenouille et la Tortue, sont saisies au Havre, en mai 1942, par l’armée allemande[29]. Elles sont coulées sur les plages du Havre en 1944 pour faire obstacles au débarquement allié. Tout comme pour le Liberty ship Lee S. Overman, elles seront renflouées et déplacées à Octeville : en 1948 pour la Grenouille et la Tortue, et le 4 mars 1950 pour la Bécasse.



    Par cet article, nous avons essayé de donner quelques pistes sur l'origine des épaves d'Aquacaux. Nous espérons répondre aux interrogations des visiteurs des plages d'Octeville-sur-Mer, car nous nous posions les mêmes questions en marchant près de ce patrimoine maritime, trésor de notre département.


[1] 76 actu : https://actu.fr/normandie/_76/grandes-marees-en-normandie-ces-epaves-qui-seront-decouvertes_491391.html.
[2] Le Marin, 13 septembre 2018.
[3] Pierre Royer, “Les États-Unis, maîtres des mers”, Hérodote, vol. 163, no. 4, 2016, pp. 46-47.
[5] François Roudier “La Jeep : naissance d'une icône américaine”, Guerres mondiales et conflits contemporains, vol. 238, no. 2, 2010, cit. p. 7.
[8] Récupération de la cargaison de l'Overman, The Supply Front: The Allies' Key to Victory.
[10] Traduit de l’anglais : “I remembered when we sailed into La Havre we had to pass close by a recently sunk Liberty Ship. They must have just managed to get her out of the main channel. We we looking down at her bridge and forecastle and poop deck sticking up out of the water as we pass close by. Her main deck was awash. [...] We also rammed a half submerged barge. It knocked a hole in our hull and the Seabees had to replace a couple of the plates. We were lucky because they told us that the sunken barge was still half loaded with ammunition and we had a cargo of several thousand tons of high explosives. That collision could have resulted in quite a fireworks display”. http://dannytraverso.com/voyages/v6ives/ives2.html
[11] Récupération de la cargaison de l'Overman,  The Supply Front: The Allies' Key to Victory.
[15] Naval History and Heritage Command, SC 248915 SS LEE S. OVERMAN ("Liberty" Ship), December 24, 1944.
[16] “Le LCT (Landing Craft Tank) est le plus grand engin de débarquement de l’armée britannique. Ce bâtiment est l’équivalent anglais du LST américain et peut transporter jusqu’à 136 tonnes de fret. [...] Largement utilisé pendant la bataille de Normandie pour acheminer hommes, vivres et matériel, le Landing Craft Tank sert également sous pavillon américaine”, https://www.dday-overlord.com/materiel/navires/chalands/lct.
[17] Récupération de la cargaison de l'Overman,  The Supply Front: The Allies' Key to Victory.
[22] Le Marin, 13 septembre 2018.
[23] Les Abeilles est une société fondée au Havre en 1864 par Charles Louis Walter. C’est une compagnie spécialisée dans le remorquage et dans le sauvetage. 
[24] Le Marin, 13 septembre 2018.
[27] Ouest-Eclair, 30 avril 1919.
[29] Idem.

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